La concordance des temps

SENTIMENT subst. masc. État affectif complexe, assez stable et durable, composé d'éléments intellectuels, émotifs ou moraux, et qui concerne soit le "moi" (orgueil, jalousie…) soit autrui (amour, envie, haine…)
EXPRIMER verbe trans. Rendre manifeste par toutes sortes de signes (langage écrit, oral, geste, attitude, réaction émotionnelle, etc.), de façon volontaire ou non, ce que l'on est, pense ou ressent.

L'enfant marchait le long de l'avenue. Le ciel était sombre, voilé, il soufflait un léger vent d'automne. L'enfant marchait perdu dans ses pensées.

En sortant du collège, deux garçons d'une autre classe l'avaient suivi le long de la rue qui descendait vers la station du RER, en racontant n'importe quoi, ce n'était pas vraiment agressif ni moqueur, ils s'amusaient. Puis Jean-Philippe l'avait rejoint, il avait chassé les deux types en quelques phrases lapidaires et lui et l'enfant avaient pris le RER ensemble.

Sur le trajet, ils s'amusaient à ouvrir les portes de la rame : lever le loquet, tirer chacun d'un coté, le bruit du train devenait assourdissant pendant quelques secondes, il y avait du vent, les autres voyageurs fronçaient les sourcils sans rien dire.

Maintenant l'enfant était seul, plus loin devant lui sur le même trottoir il y avait Gaëlle, que l'enfant et ses copains appelaient Tête d'Oeuf, pour rigoler.

Il traversait des résidences, passait devant des petits commerces. Parfois il se rendait compte qu'il était déjà arrivé à tel endroit. A la boulangerie à l'angle de sa rue, quand il le pouvait il s'achetait une grosse meringue au cœur collant et sucré.

Sa rue était résidentielle.

Derrière lui la Nationale 19, au bout de la rue un bois puis Limeil-Brévannes où vivait son ami Jean-Philippe, entre les deux la résidence Edmond Rostand.

Dans les années 90 l'accès aux résidences n'était pas interdit par des portails coulissants : on passait entre deux bornes qui avaient été blanches, maintenant grises et moussues, on montait une pente bordée d'herbe, d'arbres, de haies, les tracés des parkings étaient un peu effacés.

L'enfant habitait au rez-de-chaussée. Pour rentrer chez lui il empruntait trois marches, poussait une porte en verre avec une grosse poignée ronde en laiton pour atteindre le hall et les boites aux lettres. Puis l'appartement où il vivait avec ses parents et ses sœurs.

En 1980 Paul et Lucie quittent leur petit appartement de Vincennes pour emménager dans un 3 pièces à Chessy-Saint-Martin, petite ville du Val-de-Marne, l'un des terminus du RER A. C'est pratique parce qu'il y a la direction régionale des Douanes où travaille Paul, il peut s'y rendre à pieds le matin. Paris est accessible en RER.

Ils choisissent la résidence Chantecler. Proche du centre de la petite ville et de ses commerces, on quitte la rue pour descendre une pente et rejoindre le bâtiment. L'appartement est au dernier étage, il y a des placards sous les toits. D'autres familles vivent dans la résidence, et juste en dessous une vieille dame vit seule, madame Renaud.

Lucie étudie la philosophie à la Sorbonne, mais ne terminera pas son mémoire de maîtrise sur le thème de la guerre. Elle accouche de l'enfant en juillet 1981, aux Diaconesses dans le 12ème arrondissement, établissement catholique recommandé par sa sœur Françoise. Lucie a 23 ans. La sage femme s'appelle madame Simon. La clinique offre à Lucie une cassette de chansons d'Yves Duteil.

Qu'à veiller dehors jusqu'au lever du jour, il en crèverait ou bien de froid ou bien d'amour.

Lucie est née à Fey-les-Bains en Ardèche, père négociant en gros, mère aidant au commerce, et Paul à Valence dans la Drôme, père architecte, mère aidant au commerce. Ils se sont rencontrés à Fey, leurs familles se connaissaient, Catherine la cousine de Paul était une amie de Lucie. Ils se marient à l'église de Fey en 1978, partent en voyage de noce en Suisse. Puis ils montent à Paris pour que Paul puisse commencer sa carrière à la Douane française.

A l'école du Sacré-Coeur une petite fille de 5 ou 6 ans, pose un léger baiser sur les lèvres d'un autre garçon de sa classe. Un groupe de camarades les applaudit. L'enfant est avec eux mais lui n'applaudit pas. Il ne dit rien, il regarde, il notes des sensations, au niveau du ventre. Il demande à un autre enfant qui joue avec un ptérodactyle en plastique : qu'est ce que c'est ? Le gamin répond avec une emphase dramatique : c'est un oiseau volant.

La petite fille a la peau blanche, des cheveux châtains et ondulés, les yeux clairs, elle porte des chemisiers.

On entre dans l'école du Sacré-Cœur de Jésus par une grande porte sous un porche en pierre. Il y a des classes de maternelle sur la droite, à gauche un couloir, une première cour et au fond quelques marches qui mènent à la cour des grands. Il y a aussi un grand arbre avec des racines qui servent de terrain de jeu, réseau routier pour les petites voitures, base pour les figurines, parcours de bille. L'enfant joue souvent avec ses copines, Emilie, Aude, à l'élastique ou en chantant des ritournelles en tapant dans les mains.

Dans les années quatre-vingt des classes moyennes supérieures, il est important pour les mamans souvent au foyer que leurs enfants aient des avantages concurrentiels visibles sur les autres enfants du même age, le plus prestigieux étant qu'ils soient surdoués ou qu'ils sautent une classe. Chaque trimestre dès l'école primaire, les écoles privées élitistes remettent aux familles des indicateurs permettant de comparer leurs enfants à ceux des autres : classements, notes. On explique à l'enfant qu'il est important d'être le premier, et on lui déconseille fermement de fréquenter ceux qui sont les plus mal classés, qui en plus sont en général malpolis, parfois d'origine portugaise.

Les amis de l'enfant s'appellent Clément, Benoit, Emilie ou Aude. Clément habite avec sa maman une maison à Sucy-en-Brie, dans la salle de jeu il y a toute une ville en légo qui reste toujours installée. Sa maman est grande et fine, les cheveux de Clément sont coupés en brosse. A la rentrée de février il a une marque de bronzage très net de la forme de son masque de ski. En CM2, le professeur lui demande alors où il était, quelle étoile il a obtenue.

Clément a la peau blanche comme la plupart des élèves de l'école Petit-Val.

Pour une raison qu'il ignore, en CE2 l'enfant est changé d'école. Il quitte le Sacré-Cœur pourtant à Chessy et accessible à pieds, pour l'institut catholique du Petit-Val à Sucy-en-Brie.

Il lui semble comprendre que sa dernière année au Sacré-Cœur était compliquée pour ses parents, il y avait des travaux obligeant les enseignantes à faire classe dans des salles inadaptées, sa maîtresse était décriée, puis remplacée peut-être, c'est sans doute ce qui a motivé Lucie à choisir un établissement plus important et réputé. D'autres parents ont fait le même choix. L'enfant retrouve Aude et Emilie.

A la fin du premier trimestre de CM1, l'enseignante madame Clément demande à deux élèves, Aude et l'enfant, de se rendre au bureau de la directrice madame Abraham pour aller chercher les bulletins de fin de période. Les deux enfants entrent en classe chacun avec une pile de pochettes vertes, contenant les résultats des élèves à l'intention des familles.

Le privilège de se rendre dans le bureau de la directrice pour transporter les pochettes vertes a été accordé aux deux élèves premiers de la classe ex-aequo.

L'enfant est surpris parce qu'il n'a pas fourni d'effort particulier. Mais à l'école Petit-Val on classe les élèves, des enfants de 9 ans, des premiers ex-aequo au dernier, en fonction des résultats qu'ils ont obtenus.

Des années plus tard après le déménagement en Bretagne, Lucie menacera l'enfant d'annuler sa sortie de fin d'année à Disneyland Paris où il devait retrouver son ami Jean-Philippe, parce-que les enseignants ont proposé son maintient en classe de quatrième.

L'enfant passait beaucoup de temps dans sa chambre. Il imaginait des histoires sur son lit en bois, qui était souvent un vaisseau spatial. Il jouait un peu aux jeux vidéo, il lisait. Les mercedis après-midi étaient souvent un peu longs. L'enfant n'était pas du tout sportif. Son corps était une contrainte. Quand Lucie l'avait inscrit au cours de tennis, il passait les séances à jouer à l'écart avec sa sœur. On ne lui avait rien dit, puis on avait arrêté de l'amener.

A l'école Petit-Val, le sport était comme les autres matières, on ne demandait rien aux enfants qui avaient de mauvais résultats, comme si on diagnostiquait un manque de volonté de faire des efforts, considéré comme incurable ou n'étant pas du ressort de l'équipe pédagogique. En EPS on laissait donc l'enfant passer l'heure de cours à ne rien faire, comme sans doute Lionel en mathématiques ou David en Français.

En CM2 l'enfant commençait à prendre conscience de sa position. Il ne faisait certainement pas partie des meneurs, mais n'était pas non plus de ceux qu'on appelait les "rejetés". Il était en fait plutôt apprécié par la plupart des enfants. Il était bien avec tout le monde. Il avait quelques amis, en général choisis par Lucie, en tout cas approuvés par elle. Arrivé au collège, les choses avaient commencé à changer, il avait rencontré Jean-Philippe.

Paul et Lucie forment un couple soudé et discret, mais ils sont capables de montrer leur affection en public, en se tenant par la main ou en se disant qu'ils s'aiment. Ils sont rarement fâchés, et cela ne dure pas longtemps, Paul par auto-dérision fait une remarque sur le repas servi par Lucie alors qu'il a invité des collègues à la maison, après le départ des convives Lucie est très en colère. Elle accuse de temps en temps Paul de faire preuve de mauvaise foi. C'est toujours dans ce sens : Paul dit quelque-chose qui fâche Lucie.

Ils parlent de leurs fiançailles et de leur mariage avec tendresse et nostalgie, ils évoquent même à demi-mot une fête un soir en Ardèche, un peu arrosée et à l'issue de laquelle Clémence la soeur de l'enfant aurait été conçue.

L'enfant n'a pas le recul nécessaire pour dire de quel milieu il vient. Il ne le sait pas, ne sait pas que les milieux existent, seulement qu'il y a des gens pauvres, et qu'ils en sont sans doute plus ou moins responsables. Paul pourtant vote à gauche, il est socialiste, il se considérait comme marxiste quand il était étudiant.

En 1968 Lucie avait dix ans, Paul quinze.

L'activité des grands-parents de l'enfant pendant la deuxième guerre mondiale n'est pas non plus un sujet particulièrement évoqué. A la fin de sa vie François son grand-père maternel rappelait que Pétain n'avait pas vraiment eut le choix, et qu'il avait sans doute contribué à sa façon à sauver des vies.

Lucie a une sensibilité de droite mais est écologiste avant l'heure, elle parle avec enthousiasme de Brice Lalonde. En 1997, elle déplore que les Français n'aient pas donné à Jacques Chirac la majorité dont il aurait eu besoin, elle ne comprend pas ce revirement deux ans après son élection.

Les soirées électorales sont importantes, en général on mange devant la télévision. Paul prend une feuille de papier A4 et son stylo feutre noir et note les résultats tout au long de la soirée.

Paul et Lucie au bois dans la lumière d'un automne des années quatre-vingts. Ils portent tous les deux un trench-coat vert. Paul a des lunettes à monture épaisse. Ces cheveux sont noirs.

L'enfant avait sorti un cerf-volant. Il était descendu dans la résidence mais ne parvenait pas à le faire voler. C'était un cerf-volant simple, un jouet, un losange en plastique avec une seule ficelle. A chaque fois que l'objet s'écrasait par terre l'enfant sentait monter sa colère. Il lui donnait des coups de pied, le piétinait.

Parfois l'enfant ressentait de la fierté. Sur son vélo il pouvait descendre jusqu'au petit parking sans tenir le guidon. Quand il rentrait Lucie lui disait : "C'est un record stupide".

La flamme s'éteignait puis l'extrémité de la brindille restait incandescente quelques secondes, enfin tombait en cendre fumante. Alors l'enfant la replongeait dans l'âtre. Il restait longtemps assis au bord de la cheminée, le visage chauffé par le feu, bercé par les discussions et les rires. De temps en temps son cousin Guillaume venait attiser ou remettre une bûche.

En arrivant le matin à la maison de Montigny, l'enfant était allé dans la salle de jeux sous les toits. Il avait fouillé les placards installé au sol sous la pente, Tout avait été aménagé par son oncle et parrain Yves, cela rendait le lieu encore plus fascinant. Puis il s'était installé sous l'escalier pour utiliser l'ordinateur, il faisait des dessins avec le logiciel Paintbrush.

Le soir après le repas le salon était baigné d'une lumière chaleureuse, la fatigue avait sur l'enfant un peu le même effet que l'alcool sur les adultes, on s'installait sur le long canapé d'angle, ses cousins plus âgés racontait des histoires qui faisaient rire leurs oncles et tantes, on passait des disques de Serge Gainsbourg. L'enfant s'installait dans un coin et écoutait, en jouant sur sa Game Boy, en lisant une bande dessinée ou en observant.

Parfois l'enfant perdait pied, il avait une sorte d'absence, la réalité devenait le rêve. Il revenait à lui comme après des heures de sommeil, quand on lui parlait il ne comprenait pas ce qu'on lui disait. Cela durait peut-être seulement quelques minutes. L'enfant craignait et aimait ses moments de flou, hors du temps.

Quand personne ne faisait attention à lui, alors qu'il était lové dans un coin de canapé au milieu de sa famille, l'enfant ressentait un sentiment de bonheur rare et intense.

Puis il fallait rentrer. L'enfant s'installait à l'arrière de la R9 puis somnolait, quand on s'arrêtait à un feu rouge il craignait qu'on soit déjà arrivé, qu'il faille déjà sortir dans le froid, mais non, la voiture repartait. Et les lumières défilaient à travers la vitre embuée, vertes, rouges, jaunes. En général il finissait par s'endormir.

Depuis ses premiers souvenirs l'enfant reçoit au sujet de l'univers des explications contradictoires. Même à l'école, on passe de la bible aux sciences avec un aplomb qui laisse à l'enfant un sentiment de malaise diffus mais profond, dont il lui faudra des décennies pour se défaire.

Tous les dimanches, l'enfant doit aller à la messe. Même quand il exprime des réticences en grandissant, Lucie lui explique que cela ne peut pas faire de mal. L'enfant mettra également de longues années pour comprendre que c'est faux, et mesurer l'ampleur de ce mensonge et des dégâts qu'il aura causé.

En classe de CM2 il refuse de faire sa première communion puis se ravise, convaincu par un discours précisément calibré de la directrice de l'école, madame Abraham. A la fête de famille qui suit la cérémonie sa grand-mère Cécile le félicite pour sa persévérance. L'enfant traverse l'absurdité de cette journée en se résignant au mensonge, comme attendu.

A table, le soir, son père Paul peut plaisanter en imitant un prêtre mais sans jamais dépasser une certaine limite : il ne faut pas blasphémer. Pire encore, Lucie explique qu'il faut respecter la foi de ceux qui croient. L'enfant voit sa tante Elisabeth se mettre en colère parce qu'on a évoqué Jésus à la légère. Il subit cette fracture, ces interdits irrationnels, ce saut dans la folie collective acceptés par tout son entourage.

Quand le père François remplace le père Brun Lucie accepte de n'imposer à l'enfant que la messe des familles, qui a lieu un dimanche sur quatre. Censée être adaptée aux enfants, que le prêtre invite à venir se rassembler devant l'autel en tailleur sur un tapis, la messe des familles est aussi absconse que les autres, peut-être encore plus puisque l'enfant se dit qu'il devrait comprendre ce qu'on lui raconte. C'est pourtant exactement le même charabia insupportable, sauf qu'il est sous le regard direct du prêtre, le prêtre s'adresse à lui et il lui est plus difficile de partir dans ses pensées. C'est peut-être l'objectif ? Faire culpabiliser, encore un peu plus si possible, les enfants.

Les jours précédents Pâques 1994, Lucie impose trois messes de suite à l'enfant. Le soir du mercredi dit des cendres l'enfant se révolte, il pleure. Lucie se fâche et l'enfant subit les complaintes lugubres et ritualisées jusqu'à l'absurde de la commémoration de la passion du Christ.

Quelques mois après alors qu'ils sortent de la résidence dans la R9 grise, Lucie dit à l'enfant âgé de 13 ans que maintenant il peut choisir, il n'est plus obligé d'aller à la messe. Choisir : c'est aussi un argument des parents prosélytes, éduquer à la foi pour que l'enfant puisse ensuite choisir en connaissance de cause. Mensonge, mensonge.

Parents éduquant vos enfants à la foi : pourquoi faites-vous cela ? Quelles sont vos motivations ? Les enfants vous font confiance, puis comprennent trop tard que vous avez menti.

L'endroit ressemble au Bois. Nous marchons sur l'une des grandes allées goudronnées. Papa et maman portent leurs trench-coats, sûrement en automne. Il y a beaucoup de monde, c'est animé, on est peut-être à une sorte de fête, finalement.

Je suis un peu à la traîne. Il commence à y avoir des gens entre moi et mes parents, des familles, d'autres enfants à vélo, je les vois devant moi s'éloigner en discutant.

Il me semble que je suis suivi.

Le ciel se couvre, il y a quelques feuilles qui tourbillonnent, oui, c'est l'automne. Je le vois. Derrière, encore loin, il dépasse les autres gens, une grande tête noire, c'est bien le Loup.

Il se rapproche. Je ne vois plus mes parents. Je marche un peu plus vite mais ne panique pas. C'est comme ça.

Le Loup me rattrape; il me mange.

Son ventre est une poche ovoïde, souple et brune. Je suis dans la pénombre, les sons de l'extérieur me parviennent étouffés. Assise dans un coin il y a une petite fille de mon âge.

Nous échangeons quelques mots. Elle me tend une corde à sauter. Son amitié me semble plus importante que le fait d'être enfermé dans le ventre du Loup.

L'enfant se réveille, confus, dans sa chambre familière, il sait qu'il a déjà fait ce rêve, peut-être des dizaines de fois.

La R9 est à l'arrêt devant l'entrée de l'école primaire. Il est tard, tous les autres élèves sont déjà entrés, mais l'enfant reste assis à l'arrière de la voiture en fixant le portail. Lucie a laissé tourné le moteur.

Depuis quelques semaines l'enfant explique qu'il a mal au ventre. Les examens n'ont rien donné, le médecin de famille lui a conseillé de s'exprimer en dessinant.

Lucie éteint le moteur et ouvre la portière arrière, l'enfant sort, ensemble ils s'avancent jusqu'au portail. Le gardien les regarde d'un air compréhensif, il échange quelques mots avec Lucie, puis il prend l'enfant par la main pour le conduire jusqu'à sa classe. Cette courte transition, entre la maison et l'école, est pour l'enfant un bref moment de paix.

Quand on fait face au portail de l'école primaire le trottoir monte en pente raide sur la droite puis disparaît à gauche pour rejoindre par le nord le collège et le lycée, de l'autre coté. Si on franchit ce portail, on suit une allée cimentée. A gauche les terrains de sport, à droite une cour surélevée bordée de marronniers. On arrive sur la cour principale entourée de bâtiments bas : les classes de l'élémentaire. A l'ouest les grands bâtiments, un U de trois étages avec de longs porches au rez-de-chaussée, la chapelle; au sud le réfectoire puis le parc arboré, le grand pré, la mare avec le petit pont de pierre. Nichés dans un bosquet au sud-ouest du parc on trouve les locaux de la maison de retraite, située dans la même enceinte. Petit-Val : tout ce domaine est entouré d'un haut mur gris.

Ne cherche pas sur Maps : Google n'a pas cartographié mes souvenirs.

La chambre de l'enfant : un lit en bois (avec une planche pour sommier), une table de cuisine en guise de bureau, une étagère avec ses livres. Sur le lit des peluches, derrière la mini-chaîne qu'il s'est achetée avec l'argent qu'il a reçu pour Noël de Louis son grand-père paternel. Quand il a exprimé le souhait de faire cet achat, Paul a remarqué : mais tu n'écoutes jamais de musique. Parce que je n'ai pas de mini-chaîne, a répondu l'enfant.

Ce soir l'enfant fait face à sa porte-fenêtre encadrée de longs rideaux d'une sorte de dentelle blanche. Il fait nuit. Ses pensées sont consacrées à une fille de sa classe, Emilie.

En CM1 il y a déjà un consensus pour considérer que Emilie est une très belle fille. Elle a de longs cheveux blonds, la peau blanche mais le teint halé, une silhouette féminine, une attitude révoltée, parfois provocatrice.

La plupart des garçons la convoitent plus au moins explicitement. Aux parties de chat-bisou pendant la récréation il y a souvent plusieurs garçons qui la suive en embrassant ses joues. Emilie se laisse faire, les yeux ailleurs, un sourire très léger accroché aux lèvres. L'enfant ne joue pas à chat-bisou, qu'il considère comme honteux ou ridicule, ou alors il n'ose pas. Son ami Clément partageait cet avis avant de le trahir, rejoignant finalement le jeu et laissant l'enfant seul. Et puis un soir, l'enfant a considéré qu'il était amoureux d'Emilie. Il pensait à elle de plus en plus souvent, parfois murmurant son prénom, allant presque jusqu'à prononcer : je t'… puis s'arrêtant, honteux bien que seul dans sa chambre, face à la nuit, effleurant les rideaux tissés d'une sorte de dentelle blanche.

Il discute parfois avec ses amis Vincent et Ludovic, ce dernier s'intéresse à Sophie. En CM2, avec un geste de la main Ludovic explique que ce qu'il apprécie chez une fille comme Sophie, c'est son cul qui tient bien dans la main.

Depuis plusieurs mois, l'enfant est secrétement amoureux de Julie. Il n'en parle à personne au début, souvent il la regarde. Il obtient son numéro de téléphone, le note sur un petit bout de carton qu'il garde toujours sur lui.

Julie à la peau blanche, les cheveux châtain, un regard et un sourire doux. C'est une fille discrète. L'enfant ne la connait pas vraiment, il ne sont pas dans les mêmes cercles d'amis.

Quand l'enfant se confie à Vincent et lui montre le numéro de téléphone, Vincent se moque un peu de lui. Vincent s'intéresse à une fille d'une autre classe, qui s'apelle aussi Julie. Il s'intéresse à elle : il l'exprime à ses amis, il essaie de se rapprocher d'elle.

L'enfant a trouvé une bague, un bijou d'enfant en plastique. Il aborde la fille, lui montre la bague, lui propose de la lui offrir. Comme elle répond non, il dit "alors je la jette" et jette la bague d'un geste sec.

Un jour François un camarade très expensif déclare qu'il est amoureux de Julie. Il en parle tout le temps, le crie dans la cour, il lui fait des déclarations spéctaculaires en public. Julie ne semble pas vraiment intéressée par ces histoires d'amour. François la fait sourire mais elle ne répond pas à ses avances. Elle n'est probablement pas consciente des sentiments que l'enfant éprouve pour elle.

L'enfant a été conscient son hétérosexualité très tôt, dès trois ans, peut-être même avant. Mais il n'a évoqué son attirance pour les filles ouvertement qu'une fois pré-adolescent, et seulement à son ami le plus proche.

Il n'en a parlé à ses parents qu'à l'âge de vingt ans.

L'enfant et son ami Jean-Philippe passent souvent le mercredi après-midi à vélo. Ils vont de chez l'un à chez l'autre, parfois explorent des endroits inconnus, ou s'aventurent jusqu'à la cité de la Haie Griselle où il leur arrive d'être pris en chasse par les gamins du quartier. Une fois, ils sont sauvés par Amandine, une camarade et amie de Jean-Philippe qui habite dans la cité.

Aujourd'hui ils ne vont pas à la Haie Griselle mais enfourchent leur vélos-cross pour visiter un lotissement chic de Limeil-Brévannes. L'entrée dans la résidence met l'enfant mal à l'aise. Larges allées où même les voitures semblent silencieuses. Maisons neuves aux jardinets identiques. Ils posent leurs vélos devant l'une d'entre elles, hésitent, vérifient plusieurs fois le nom sur la boite aux lettres. Puis sonnent à la porte.

C'est Laetitia qui vient leur ouvrir. La porte d'entrée se ferme avec le claquement doux des huisseries neuves. Le rez-de-chaussée est lisse et clair, le carrelage, les étagères avec quelques objets de voyage, un ou deux livres. Laetitia est une élève de Petit-Val : peau blanche, silhouette de gymnaste, cheveux châtains coupés au carré, elle porte un jean clair et un sweat.

Pour aller dans sa chambre ils empruntent un escalier. Tous les sons sont étouffés ici mais la lumière brillante, bien que diffuse. Le sol de la chambre, propre et rangée, est recouvert de moquette, sur une petite étagère il y a ses trophées, une photo d'elle en body sur un podium avec ses copines. L'enfant regarde longuement cette photo. Il regarde la photo de la fille dont il est amoureux pendant que Jean-Philippe parle et plaisante.

Avec Jean-Philippe ils appellent Laetitia d'une cabine téléphonique. L'enfant enfouit son sentiment amoureux sous des blagues potaches.

Les enfants, même s'ils n'ont pas reçu d'éducation sexuelle, éprouvent des sentiments amoureux et des désirs. Si ces sentiments et ces désirs ne sont pas pris au sérieux par les adultes, s'ils ne sont pas respectés, s'ils sont raillés, dénigrés, minimisés ou étouffés; si on n'encourage pas les enfants à les exprimer et donc à les vivre, cela aura des conséquences désastreuses sur leurs vie sentimentale quand ils seront devenus des adolescents puis des adultes.

Si on n'encourage pas l'enfant à exprimer ses désirs et à vivre des situations amoureuses, on en fera une personne en situation de handicap sentimental, on en fera un zombie amoureux.

Visions récurrentes : je pousse un hurlement; je me tire une balle dans la bouche.

"Ca l'endurcit", disait Paul quand l'enfant vivait mal une situation, contredisant ainsi, malgré une formation aboutie en sciences humaines, les principes élémentaires de la psychologie enfantine.

Paul aimait surprendre l'enfant : toucher son coté quand il ne s'y attendait pas pour le faire sursauter, taper son livre ou son magasine quand l'enfant était plongé dans sa lecture. Cela aussi aurait dû aider à l'endurcir, sans doute.

Surtout, toute évocation d'une attirance, d'un désir ou d'un sentiment pouvant s'apparenter à un état amoureux, réels ou supposés, était dénigrée et soumise à des remarques ironiques. C'était encore plus dur pour les filles : les soeurs de l'enfant, sa cousine Julie. Elles, leur corps était scruté à la recherche des premiers signes de la puberté. On leur faisait remarquer qu'elles étaient devenues de vraies jeunes filles, maintenant. Bien sûr, c'était pour plaisanter, c'était un pastiche des humiliations ordinaires d'un oncle ou d'une tante dans les années soixante. Mais on le disait quand même.

Paul est-il aussi un zombie amoureux ?

"Ha bon. Et quelle relation vous aviez, vous, avec vos parents ?"

(Docteure Marie Girard, psychiatre sexologue, 2010)

"Père absent, vous n'étiez entouré que de femmes."

(Docteure Judith Giuliani, psychiatre sexologue, 2019)

"Mon pauvre Papa", dit l'enfant de 39 ans en étouffant un sanglot.

L'enfant et sa soeur avaient surnommé la voisine du troisième étage de la résidence Edmond Rostand "la Dame". La Dame les observait depuis son balcon, quand ils faisaient des bêtises elle les dénonçait à leurs parents, mais comme ils niaient, Lucie ne la croyait pas, elle la prenait pour une mégère malveillante qui dénigrait ses enfants.

Un jour, la soeur de l'enfant s'était installés à la fenêtre de sa chambre du rez-de-chaussée pour montrer ses fesses. C'était peut-être à la demande de l'enfant. Une voiture s'était garée sur le petit parking, la Dame en était sorti, elle avait vu cette scène étrange, leur avait fait une remarque.

Quelques années plus tard ils étaient allé en famille visiter leurs anciens voisins de la résidence Chantecler. Agnès et Marc s'étaient installés dans le Gard avec leurs enfants. Quand il était petit, avant même d'aller à l'école leur fils Romain et l'enfant étaient amis.

Le soir, l'enfant et sa soeur jouaient dans l'une des chambres avec Romain et sa soeur Mathilde. Le jeu avait évolué vers une exploration collective où à tour de rôle l'un d'entre eux se penchait cul-nu, et les autres regardaient dans ses fesses. L'enfant aimait ce jeu mais était terrifié à l'idée que les adultes puissent les surprendre. Après son tour il s'était rhabillé, avait ouvert la fenêtre de la chambre et s'était enfui par le jardin, rentrant discrètement par la porte d'entrée.

Agnès et Lucie étaient amies, elles étaient fières de la réussite scolaire de leurs enfants.

A la récréation de sa première année à Petit-Val, dans la cour du haut, celle des marronniers, les enfants jouent à un-deux-trois-soleil. L'une des camarades de l'enfant, quand son copain crie "soleil !" s'immobilise en levant sa jupe d'une main et maintient sa culotte baissée d'un doigt de l'autre. Son exhibitionnisme a été dénoncé, la maitresse l'a grondée.

L'enfant voulait voir, mais sans que cela se voit.

Il avait raconté cette anecdote à son copain Jérôme qui l'avait invité chez lui pour jouer un après-midi, dans une maison à Sucy qui ressemblait à un manoir, avec jardin arboré, grand hall pavé de marbre et escalier majestueux menant aux chambres. Jérôme avait écouté l'enfant, puis avait dit, "comme ça ?" en reproduisant le geste sur sa petite soeur. Ensuite, il avait enlevé tout ses vêtements. Ils avaient encore un peu parlé, sa soeur restait culotte baissée sans rien dire, avant que Jérôme ne commence à la déshabiller à son tour.

Là encore, l'enfant avait fui. Il était sorti de la chambre, avait descendu le grand escalier, avait allumé la Game Boy de son copain et commencé une partie de Tétris. La maman de Jérôme lui avait demandé où il était, l'enfant avait répondu "dans sa chambre", sa maman était monté. Ensuite, ils avaient pris le gouter tous ensemble dans la cuisine.

A la maison, l'amour et la sexualité ne sont jamais des sujets sérieux. C'est honteux ou drôle, parfois les deux.

Lui, c'est Nicolas. Il a une allure différente de celle des autres élèves : il fait plus âgé, son visage est dur, sa carrure soulignée par un lourd blouson en cuir. Il forme un duo avec un autre garçon, blond, au visage déjà marqué. Blondinet est provocateur, parfois violent. Nicolas lui est plus calme. Mais il est sombre, un peu inquiétant. Bizarrement, il apprécie l'enfant. Ils sont parfois assis à coté, au fond de la classe. Ils discutent, dessinent des personnages de manga. L'enfant lui évite un renvoi en cachant un couteau dans son cartable : au-dessus de tout soupçon, il est un des rares élèves à échapper à la fouille.

Nicolas fait des va-et-vient rapides avec son stylo entre ses doigts, et explique, "ça, c'est avec ma copine." Puis reprend le geste, beaucoup plus lentement : "et ça, c'est avec ma mère."

Nicolas propose à l'enfant de faire une virée à Paris. Ils iraient en RER jusqu'aux Halles puis visiteraient une boutique de bandes dessinées. L'enfant en parle à Lucie qui appelle la mère de Nicolas, et à la grande surprise de l'enfant, elle accepte. Paul lui donne un peu d'argent pour manger à midi.

Ils se retrouvent à la gare de Sucy-en-Brie, se baladent à Paris en discutant, mangent au Mac Donalds. Nicolas s'achète quelques volumes de Dragon Ball. Ils essaient de voler des chewing-gums dans une supérette, sans succès, le gérant les met à la porte. Ils fument des cigarettes.

En entrant au collège l'enfant était encore loin de l'adolescence, contrairement à certains de ces camarades comme Jean-Philippe. En classe de 5ème, il avait rencontré Amélie. C'était fille à la peau blanche et aux cheveux bruns, souriante, gentille. Ils avaient commencé une relation amicale sincère, très différente de celles que l'enfant avait vécu avec d'autres filles jusqu'à maintenant. En cours de physique ils étaient assis à coté, et discutaient en chuchotant sans suivre le cours. Amélie lui souriait, il semblait à l'enfant qu'elle était contente de le connaitre et de le fréquenter.

L'enfant et Amélie parlaient et se voyaient de plus en plus fréquemment. L'enfant pensait à elle souvent, avec un sentiment de plaisir calme, de bonheur sincère, sans la mélancolie rêveuse et désespérée de ses amours secrètes habituelles. Il sentait naitre quelque-chose de nouveau, encore indistinct et sans nom : l'enfant ne situait pas son sentiment pour Amélie sur l'échelle traditionnelle, il était d'une autre nature, inconnue et agréable.

En 1994 Paul avait demandé sa mutation pour la direction régionale des Douanes à Rennes, en Bretagne. Paul et Lucie s'étaient installés en région parisienne avec l'idée d'y rester seulement quelques années, mais y étaient finalement restés quinze ans. Après Chessy-Saint-Martin Paul avait travaillé à Neuilly, à Bercy, puis dans le 5ème arrondissement de Paris. Il empruntait la RER tôt le matin, passait chaque jours 3 heures sur le réseau de la RATP, rentrait souvent tard le soir. En Bretagne ils pourraient peut-être trouver une maison, avoir un cadre de vie plus agréable.

L'enfant accueillait ce changement avec enthousiasme et même un certain soulagement. Il n'aimait pas particulièrement sa vie à Chessy, il s'en plaignait à Lucie parfois. Il avait assez de recul pour se rendre compte qu'il faudrait peut-être qu'il change d'entourage, au collège il avait vécu des situations étranges, il avait caché un couteau dans son cartable pour sauver un camarade d'une fouille, volé des cartouches de Super Nintendo dans un cartable pour le compte d'un autre, et Charles voulait qu'ils fument du shit, l'enfant n'aimait pas cette direction. Mais il y avait son ami Jean-Philippe, avec qui il partageait une amitié personnelle et sincère. Et il y avait Amélie, le commencement de cette complicité, cette tendresse nouvelles.

Ils déménageront pendant les vacances de Noël, l'enfant fera la rentrée de janvier 1995 au collège Notre-Dame-du-Vieux-Cours, à Rennes.

Avant de partir l'enfant aurait pu essayer de dire à Amélie ce qu'il éprouvait pour elle, mais il ne l'a pas fait.

Lyon le 12 janvier 2022